À propos de la projectualité

Un terme revient souvent dans un certain nombre de publications anarchistes, il s’agit de “projectualité”. Au-delà du fait qu’il s’agit d’un mot qui n’existe normalement pas en français (il en va de même pour sa forme anglophone “projectuality”), il s’agit d’un terme flou dont on ne sait pas toujours très bien ce que les personnes qui l’utilisent mettent derrière. Wolfi Landstreicher (ou quelque soit le pseudonyme sous lequel il a écrit ce texte) s’est essayé à en donner une explication. La version originale de ce texte est disponible ici.

 

“L’anarchisme… Est une manière de concevoir la vie, et la vie… N’est pas quelque chose de définitif : c’est une mise que l’on doit rejouer jour après jour. Lorsque l’on se réveille le matin et que l’on pose les pieds au sol, on doit avoir une bonne raison de se lever. Si ce n’est pas le cas, que l’on soit anarchiste ou non ne fait aucune différence… Et pour avoir une bonne raison on doit savoir ce que l’on veut faire…”

Alfredo M. Bonanno

Peut-être que l’un des concepts les plus compliqués que j’ai essayé d’exprimer dans mes projets est celui de projectualité anarchiste. La difficulté dans le fait d’exprimer ce concept ne résulte pas simplement du fait que ce mot est inhabituel, mais surtout du le fait qu’il est en totale opposition avec la manière dont l’ordre social nous incite à vivre.

Dans cette société, on nous apprend à voir la vie comme quelque chose qui nous arrive, quelque chose qui existe en dehors de nous, dans laquelle nous sommes jetés. On ne nous dit pas, cependant, qu’il s’agit de la conséquence d’un processus de dépossession, et donc cette aliénation nous semble naturelle, une conséquence inévitable du fait d’être vivant. Lorsque la vie est perçue de cette manière, la grande majorité des gens font face aux situations comme elles arrivent, acceptant pour la plupart leur sort, protestant parfois contre des situations spécifiques, mais toujours dans les limites fixées par l’acceptation d’une vie prédéterminée et aliénée. Quelques personnes ont une approche plus gestionnaire de cette vie aliénée. Plutôt que de simplement prendre les choses comme elles viennent, elles cherchent à réformer la vie aliénée avec des programmes, en créant des plans pour une existence modifiée, mais qui reste déterminée par avance et à laquelle les individus doivent s’adapter.

On peut trouver des exemples de ces deux tendances au sein du mouvement anarchiste. On peut voir la première tendance avec ces anarchistes qui considèrent la révolution comme un événement qui avec un peu de chance finira par arriver lorsque les masses se soulèveront, et qui en attendant gèrent leur vie avec une sorte “d’immédiatisme” pragmatique de circonstance. Une pratique anarchiste de principe est considérée comme “impossible” et est sacrifiée au bénéfice de l’amélioration des conditions immédiates “par tous les moyens nécessaires” – parmi lesquels les procès, les pétitions aux autorités, la promotion de la législation, etc. La deuxième tendance se manifeste dans des perspectives s’appuyant sur des programmes comme le platformisme, le municipalisme libertaire ou l’anarcho-syndicalisme. Ces perspectives tendent à réduire la révolution à la considération de la manière dont les institutions économiques, politiques et sociales qui contrôlent nos vies doivent être gérées. Étant donné qu’elles reflètent les manières avec lesquelles les gens font face à une vie aliénée, aucune de ces méthodes ne remet réellement en cause une telle existence.

La projectualité anarchiste part de la décision de se réapproprier sa vie ici et maintenant. Ainsi, elle met au jour et remet en cause directement et puissamment le processus de dépossession que cette société impose et agit pour détruire toutes les institutions de la domination et de l’exploitation. Cette décision ne se base pas sur la question de savoir si cette réappropriation est actuellement possible ou non, mais sur la reconnaissance du fait qu’elle est le premier pas absolument indispensable pour ouvrir les possibilités d’une transformation totale de l’existence. Ainsi lorsque je parle de projectualité anarchiste, je parle d’une manière de faire face à la vie et de lutter dans laquelle le refus actif d’une existence aliénée et la réappropriation de la vie ne sont pas des buts futurs, mais sont une méthode pour agir tout de suite sur le monde.

La projectualité anarchiste n’existe pas en tant que programme. Les programmes sont basés sur l’idée d’une vie sociale séparée des individus qui la composent. Ils définissent comment la vie doit être et font leur possible pour faire tenir les individus dans cette définition. Pour cette raison, les programmes sont peu en capacité de prendre en considération les réalités de la vie quotidienne et tendent à se confronter aux conditions de vie d’une manière ritualisée et formalisée. La projectualité anarchiste existe au contraire comme une tension vécue consciemment vers la liberté, comme une lutte quotidienne continue pour découvrir et créer des manières de déterminer son existence avec les autres et dans une opposition sans compromis à toute domination, à toute exploitation.

Donc la projectualité anarchiste se confronte aux conditions immédiates d’une vie quotidienne aliénée, mais refuse le pragmatisme de circonstance du “par tous les moyens nécessaires”, usant à la place de moyens qui portent déjà en eux les fins. Pour être plus clair, je vais donner un exemple hypothétique. Prenons le problème de la police. Nous savons toutes et tous que la police s’immisce dans les vies de tous les exploités. Ce n’est pas un problème qu’on peut ignorer. Et, bien sûr, en tant qu’anarchistes nous voulons la destruction du système policier dans sa totalité. Une approche programmatique à cela a tendance à partir de l’idée que l’on doit déterminer les taches utiles principales que la police doit prétendument exécuter (contrôler ou supprimer les comportements “anti-sociaux”, par exemple). il faudrait ensuite essayer de créer des moyens autogérés de réaliser ces taches sans la police, la rendant ainsi inutiles. Une approche pragmatique, de circonstance, étudierait simplement tous les excès et les atrocités commis par la police et essaierait de trouver des manières de limiter ces atrocités — par le biais d’actions en justice, la mise en place d’observatoires citoyens de la police, de propositions pour un contrôle législatif des activités policières plus strict, etc. Aucune de ces méthodes ne remet en réalité en question le maintien de l’ordre en tant que tel. La méthodologie programmatique appelle simplement à ce que le maintien de l’ordre devienne une activité de la société dans son ensemble menée de manière autogérée, plutôt que la tache d’un groupe spécialisé. L’approche pragmatique, de circonstance, revient quant à elle à contrôler la police, et ainsi élever le niveau de contrôle dans la société. Une approche anarchiste projectuelle partirait d’un rejet sans concession du contrôle en tant que tel. Le problème avec la police n’est pas que c’est un système séparé du reste de la société, pas plus qu’elle tombe dans l’excès et les atrocités (ainsi importantes que soient ces choses). Le problème avec la police est inhérent à ce qu’elle est : un système fait pour contrôler ou supprimer les comportements “anti-sociaux”, c’est-à-dire, conformer les individus aux besoins de la société. Ainsi, l’enjeu est celui de la destruction du système policier dans sa totalité. C’est le point de départ pour le développement d’actions spécifiques contre l’activité policière. Des connexions claires doivent être faites entre toutes les branches du système de contrôle social. Nous devons faire le lien entre les luttes en prison et les luttes des exploités là où ils vivent (y compris la nécessité de l’illégalité comme moyen de survivre avec un tant soit peu de dignité dans ce monde). Nous devons mettre au clair les liens entre la police,la justice, la prison, la machine de guerre — autrement dit, entre tous les aspects du système de contrôle à travers lequel le pouvoir du Capital et de l’État est maintenu. Ceci ne signifie pas que chaque action et chaque déclaration devrait exprimer explicitement une critique complète, mais plutôt que cette critique serait implicite dans la méthodologie utilisée. Ainsi, notre méthodologie serait celle de l’action directe autonome et de l’attaque. Les instruments du contrôle sont partout autour de nous. Les cibles ne sont pas difficiles à trouver. Remarquons, par exemple, la prolifération des caméras de surveillance d’un bout à l’autre de l’espace publique.

Mais ce n’est là qu’un exemple pour clarifier ce dont on parle. La projectualité anarchiste est, en fait, une confrontation à l’existant “à couteaux tirés”, comme un compagnon l’a si joliment dit, une manière de faire face à la vie. Mais étant donné que la vie humaine est une vie avec l’autre, la réappropriation de la vie ici et maintenant doit aussi signifier la réappropriation de nos vies ensemble. Cela implique le développement de relations d’affinité, de trouver des complices pour mener nos projets selon nos conditions. Et comme l’objectif premier de la projectualité est de nous libérer nous-mêmes ici et maintenant de la passivité que cette société nous impose, nous ne pouvons pas simplement attendre que la chance place ces gens sur notre route. Ce point est particulièrement important dans l’époque qui est la nôtre, où l’espace publique est de plus en plus surveillé, privatisé ou placé sous le contrôle de l’État, et où les individus au sein de ces espaces ont tendance à s’immerger dans l’univers virtuel de leurs téléphones et de leurs ordinateurs portables, réduisant presque au néant les chances de rencontres. Ce désir de trouver des complices est ce qui m’a amené à publier Willful Disobedience. Mais il appelle aussi d’autres projets. Reprendre l’espace — que ça soit pour une soirée ou de manière plus permanente — pour se rencontrer et discuter, créer des situation où la vraie connaissance mutuelle peut naître et se développer, est essentiel. Et cela ne peut se restreindre à celles et ceux qui se considèrent anarchistes. Nos complices peuvent se trouver n’importe où parmi les exploités, où il y a des individus lassés de leur existence qui n’ont plus aucune foi dans l’ordre social actuel. Pour cette raison, découvrir des manières de s’emparer d’espaces publiques pour interagir face-à-face est essentiel au développement d’une pratique projectuelle. Mais la discussion dans ce cas ne vise pas essentiellement à la découverte d’un “terrain commun” entre les personnes concernées. Elle vise plutôt à la découverte d’affinités spécifiques. La discussion doit donc être la franche et claire expression des projets et des buts, des rêves et des désirs de chacun.

Pour résumer, la projectualité anarchiste est la reconnaissance pratique dans sa vie que l’anarchie n’est pas juste un but dans un futur éloigné, un idéal que l’on espère vivre dans une utopie lointaine. Beaucoup plus fondamentalement, c’est une manière de se confronter à la vie et de lutter, un chemin qui nous met en opposition avec le monde tel qu’il est. C’est se saisir de sa propre vie comme d’une arme et comme d’une mise à jouer contre l’existence qui nous est imposée. Lorsque l’intensité de notre passion pour la liberté et de notre désir de nous réapproprier notre vie nous pousse à vivre d’une autre manière, tous les outils et les méthodes que ce monde nous offre cessent d’être d’être attrayants, parce que tout ce qu’ils peuvent faire est d’ajuster la machine qui contrôle nos vies. Lorsque nous faisons le choix de ne plus être un rouage, lorsque nous faisons le choix de briser la machine plutôt que de continuer à l’ajuster, la passivité s’arrête, et la projectualité commence.

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